_ Histoire: « La vie ressemble à la maladie en ce qu'elle procède par crises et usure progressive, comme elle comporte aussi ses améliorations et aggravations quotidiennes. Mais, à la différence des autres maladies, la vie est toujours mortelle. »
[Italo Svevo]
Extrait de La conscience de Zeno
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La gamine pressa le pas à la sortie du collège. Vite ! Ces cours ennuyeux et inutiles étaient enfin finis, elle allait pouvoir réconforter son corps meurtri à dose de nicotine, bien callée dans le renfoncement du mur qui était très vite devenu leur repère à ses amis et elle.
Ils étaient déjà là, tous ceux qui avaient terminé avant elle l’attendaient, soupirant d’exaspération en la voyant enfin arriver. Elle leva les mains au ciel, amusée.
« Désolée, désolée, j’arrive. »Elle se dépêcha de les rejoindre avant de recevoir les foudres de ses camarades et tous purent piocher dans son paquet. Cette bande de pauvres était incapable d’aller s’acheter eux-mêmes leurs cigarettes et elle se retrouvait obligée de les leur fournir lorsqu’ils étaient vraiment en manque.
Elle en attrapa une et l’alluma avant d’en tirer une longue bouffée. Elle faisait partie de ces enfants à problèmes dont on ne voulait plus, ceux que l’on désirait à tout prix écarter du système scolaire parce que leurs nombreuses incartades ternissaient le prestige de l’établissement dans lequel ils se trouvaient.
Mais, raison qui arrêtait la main de ses professeurs à chaque fois qu’ils la menaçaient de l’envoyer en conseil de discipline était qu’Eden Northen était de loin la meilleure élève de l’école. Elle accumulait les bonnes notes pour faire plaisir à ses parents qui, en retour, la laissaient totalement libre et indépendante.
C’était une sorte de deal passé entre eux. Elle leur fournissait de quoi se vanter auprès de leurs collègues de travail et eux lui fichaient la paix. Ainsi, qu’elle fume, boive ou se drogue leur était complètement égale… Autant dire que la communication n’était pas vraiment le point fort de la famille Northen.
Son père était le salarié modèle d’une grande entreprise. En quelques années, il avait su gravir chaque échelon en partant du bas, et était très vite passé de l’anonyme petit ouvrier de bas étage au directeur en charge de toute une branche de la société. Il était celui sur qui le dirigeant comptait à chaque fois qu’il n’arrivait plus à se tirer d’affaire. Son père avait su devenir assez indispensable à l’entreprise pour ne pas faire partie de ces effectifs à qui l’on demande de partir à la moindre crise.
Sa mère, quant à elle, avait d’abord été une modeste esthéticienne de quartier pour ensuite créer sa propre société. Elle possédait désormais un immense salon dans lequel se réunissaient toutes les femmes les plus riches de la ville et des bourgs alentour. Eden n’avait donc pas à se plaindre. Elle ne manquait de rien. Elle était heureuse et espérait bien que ça dure ainsi pour toujours.
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« Je vais mourir ? »
« Ce n’est pas pour tout de suite… Mais, oui. »Il la regarda et son seul réflexe fut de détourner ses yeux de cette blouse blanche qui l’obsédait tant. Il la gratifia d’un sourire qu’il devait supposer doux.
« Ah ! Mais ne vous inquiétez pas ! Il existe des traitements très efficaces qui prolongeront votre espérance de vie. Maintenant, nous allons travailler ensemble, d’accord ? »Elle lui décocha un sourire amer et osa enfin planter son regard dans celui de son médecin. Sûrement espérait-il qu’avec cette phrase, elle allait dès maintenant prodiguer tous les efforts nécessaires à un futur rétablissement qu’elle savait d’ors et déjà inexistant.
Le seul désir de cet homme était de rendre sa vie plus longue en la droguant à coups de médicaments en tout genre dont elle subirait sans aucun doute les effets secondaires. Non merci.
« Non. Je ne veux pas de vos traitements miracles. Si je dois mourir, que ce soit maintenant ou dans vingt ans, qu’est-ce que ça change ? Merci et… Au revoir. »Elle se leva de sa chaise, dégoûtée. Ce médecin qui la regardait avec son immonde pitié était répugnant. Etait-elle tellement pitoyable à ses yeux ? Depuis quand était-elle tombée si bas ? Elle se fichait bien que les gens la détestent, c’était de loin le meilleur sentiment pour être reconnue aux yeux de tous. Mais jamais… Jamais au grand jamais elle n’avait désiré finir ainsi. Elle se faisait horreur. Un cancer du poumon ? Et alors ?! Ça arrivait tous les jours, non ?
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Il est triste d’avouer cette vérité qui finit par nous tomber un jour ou l’autre. Elle est cruelle et implacable et, pire encore, il est impossible de lui échapper. Si l’on se croyait bien à l’abri, caché dans notre petite cage dorée, il n’en était rien. Il est difficile d’imaginer le fait que les barreaux finissent par se briser, nous laissant seul dans le noir, perdu à jamais dans les méandres d’un oubli qui nous glace d’effroi… Car le bonheur ne dure pas éternellement.
« Qu’est-ce que le bonheur pour toi ? »
« Le bonheur ? Une chose bien trop éphémère et illusoire pour que l’on puisse s’en saisir et le garder près de soi. »
« Le garder près de soi ? Comme un animal ? »
« J’imagine, oui. »Si seulement elle n’avait pas fait cette erreur… Des erreurs, on en fait tous, certaines sont pardonnables, mais d’autres… Ce sont des secrets inavoués qui finissent forcément par nous retomber dessus un jour ou l’autre.
On croit que l’on est tout puissant, que l’on peut faire ce que l’on veut, mais il n’en est rien… Il est tellement facile, tellement simple de briser ce que l’on croit acquis. Un mot, un seul, peut tout changer. Et une personne est à même de prononcer ce mot, c’est cette personne qui détruit votre vie en un claquement de doigt, qui fait de vous un paria de la société, quelqu’un à éviter.
D’enfant prodige dont on est fier, on devient l’enfant à cacher aux yeux de tous, dont on a honte.
« Pourquoi ? »
« Je ne sais pas… Peut-être parce que j’ai cru pouvoir égaler le soleil avec de simples ailes de cire. »
« Et que s’est-il passé ? »
« Je suis tombée. »Elle leva doucement les yeux vers son psychiatre qui l’observait d’un air peiné. Son cancer était bel et bien là et, avec lui, toutes les complications que ça impliquait.
Son médecin lui avait dit qu’il n’avait encore jamais vu ça. Un cancer aussi jeune… ? Impossible avait-il d’abord décrété, mais les analyses ne mentaient pas. Elles ne pouvaient pas mentir. Elles avaient détruit le seul élément restant de la boîte de Pandore, le seul qui ne s’était pas échappé : elles avaient anéanti l’espoir de ses parents.
Désormais, ils la regardaient comme une autre personne. Qu’était-elle devenue à leurs yeux ? Ils l’avaient envoyé chez ce psychiatre qui n’arrivait pas à la comprendre, qui ne pouvait pas expliquer comment elle fonctionnait. Comment un homme aussi grand, ayant fait tant d’années d’étude, pouvait se retrouver dans l’incapacité de sonder l’esprit d’une adolescente de quinze ans ? Sûrement était-il aussi stupide et niais que les autres.
« T’aimes-tu ? »
« Qui pourrait se vanter de s’aimer ? »
« Des gens un peu trop fiers d’eux-mêmes. »
« Si c’est là votre définition alors non, je ne m’aime pas. »Il griffonna encore quelque chose dans son carnet, son stylo obnubilait la jeune fille. Elle aurait aimé savoir ce qu’il était en train d’écrire avec tant de ferveur, avec tant d’acharnement.
Elle se leva, prête à partir.
« Qui es-tu ? » Lui demanda-t-il pour la énième fois. Elle soupira.
« Une simple personne de passage dans votre cabinet. »Et elle sortit.
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Ce siège rouge lui était devenu tellement familier. Elle avait pris l’habitude de s’enfoncer doucement au milieu des coussins, bercée par la douce musique qui jaillissait d’une vieille radio. Le son n’était pas bon et des crépitements venaient perturber cet instant de détente qu’elle attendait avec impatience chaque semaine, mais elle ne s’en formalisait plus.
« Tu es fatiguée ? »
« Pas vraiment, non. »
« Sais-tu seulement ce qu’est la fatigue ? »Elle éclata de rire à cette question.
« Non. »Il soupira. Elle aimait le regarder grommeler des choses incompréhensibles tout en lui jetant de temps à autre des coups d’œil complices. Il attrapa son stylo et elle se délecta du bruit que pouvait faire ce tout petit objet lorsqu’il se retrouvait confronté à une simple feuille de papier.
« As-tu des amis ? »
« Oui. »
« Qu’est-ce que l’amitié pour toi ? »
« Quelque chose que l’on peut facilement détruire et sur lequel il est difficile de compter. »
« Et l’amour ? »Elle resta muette et il se contenta d’écrire quelques mots supplémentaires.
« Qu’est-ce que vous écrivez ? »Lui demanda-t-elle, question qui lui brûlait les lèvres depuis trop longtemps pour qu’elle puisse l’empêcher de jaillir de sa bouche.
« Mes impressions, les tiennes, c’est très vague en général. »
« Je peux lire ? »
« Certainement pas. »
« Pourquoi ? »
« … J’ai honte. »Elle sourit, amusée et lui continua d’écrire, imperturbable malgré les efforts de la jeune fille.
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« Pourquoi es-tu revenue ? »
« Je ne sais pas… Sûrement pour faire plaisir à mes parents. »
« Leur faire plaisir est si important pour toi ? »
« Oui. »Le stylo bougeait à toute vitesse, comme emprunt d’une vivacité inhabituelle. Elle ne l’avait jamais vu ainsi. Lui toujours calme et posé, il dégageait une impatience qui ne lui ressemblait pas. Elle pinça les lèvres. Devait-elle aborder le sujet ou simplement se taire et attendre ?
Cela faisait maintenant deux ans qu’elle le voyait, qu’ils parlaient de tout et de rien, de la pluie et du beau temps, cette séance hebdomadaire était devenue une habitude, un train-train quotidien auquel elle ne pouvait échapper. C’était une nouvelle prison et pour cela, elle s’en accommodait.
« Est-ce que… »Commença-t-il. Elle l’interrompit.
« Quelque chose ne va pas ? »
« Pourquoi cette question ? »
« Vous semblez… Différent aujourd’hui. »Il s’arrêta pour la regarder. C’était la première fois qu’il osait vraiment poser ses yeux sur elle. Elle avait toujours eu l’impression qu’il essayait d’entretenir une certaine distance avec elle, distance qu’elle ne s’expliquait pas. Ne s’était-elle pas montrée courtoise, polie et ouverte à chacune de ces questions ? Alors pourquoi ce désir de ne pas la laisser s’approcher, elle aussi, de son jardin secret ?
Il n’était pas beau, il n’était pas vraiment moche non plus. A la base, elle avait simplement décidé qu’il ne lui plaisait pas et qu’elle n’aurait, avec lui, qu’une simple relation de docteur à malade, mais, au fil du temps, elle avait fini par lui trouver un charme mystérieux.
Il ne parlait pas beaucoup, il se contentait de lui poser des questions et elle, elle répondait. Cette relation se basait plus sur le silence. C’était beau et doux. Elle avait fini par aimer ça.
Alors… Avait-elle le droit d’en demander plus ? En tant que malade, avait-elle le droit de désirer son médecin ? Parce que oui, elle le désirait.
Elle désirait qu’il soit à elle et à elle seule. Elle voulait que personne d’autre ne le regarde, qu’elle puisse être l’unique personne en ce monde à pouvoir profiter de sa voix, de son regard. Elle le voulait. Elle voulait posséder chaque parcelle de son corps, avoir exploré le moindre recoin de sa peau, et cette envie s’accentuait de plus en plus avec le temps qui s’écoulait.
« Peut-être parce que, parfois, les interdits nous empêchent d’agir. »Répondit-il dans un murmure.
« Quels interdits ? »
« Tu sais très bien de quoi je parle. »
« Pour moi, rien n’est interdit. J’ai créé ma prison, je l’ai façonnée… Je peux la détruire. »
« Toi, tu peux… Mais d’autres ne le peuvent pas. »
« Comment peuvent-ils dire cela sans avoir essayé ? »Ses lèvres touchèrent les siennes. Elle avait maintes fois imaginé cet instant, elle l’avait ressassé dans sa tête inlassablement, mais son esprit n’avait pas su retranscrire exactement ce qu’elle ressentirait à ce moment-là. C’était comme si son cœur était en feu, qu’il allait se consumer pour ne laisser de son passage qu’un petit tas de cendre.
Elle sentait ses doigts qui effleuraient lentement ses hanches, passant timidement sous sa tunique pour prendre l’assurance et oser aller plus loin.
En avait-elle le droit ? Au diable les droits ! Au diable les lois ! Qui pouvait l’en empêcher ? Personne ne saurait. Ce serait leur secret, leur secret inavoué, leur péché, leur fruit défendu, cette chose qu’ils ne garderaient que pour eux.
« Je t’aime. ». :.
L’assiette se brisa avec force sur le sol, envoyant valser la nourriture qu’elle contenait.
« Je n’irai pas en pensionnat ! Plutôt mourir. »Sa mère éclata d’un rire amer et ironique tandis qu’un coin de la bouche de son père commençait à trembler sous l’effet de la rage qu’il ressentait.
« Tu feras ce qu’on te dira ! Que tu le veuilles ou non, tu iras là-bas ! Tes notes sont en chute libre, tu es tout le temps dehors à faire on ne sait quoi. »
« Mais je suis malade… »
« Malade ou pas, tu iras ! »
« Ce n'est pas en Angleterre ! »
« Et alors ? Cette Académie a une très bonne réputation. Prépare tes affaires, je te laisse une semaine pour tout boucler. ».:.